Lac de Morgins en Suisse, 1350m |
La fin d’une histoire et le commencement d’une autre
Je suis dans ce couloir sombre, aux
odeurs stériles, je marche lentement, je ne suis pas pressé. Et même si je
l’étais il ne me serait pas donné de faire autrement, car à mon âge on a le
corps plutôt rouillé. Personne ne me voit mais moi je vois le monde. Pendant un
instant je me demande même si je suis mort, peut-être que je rêve. Je marche le
long du couloir au bout duquel m’apparaît une forêt piégée par la neige et ses
cristaux d’argent. Arrivé à l’orée du bois, j’admire le ciel blanc et les
arbres gris. Le silence règne, jusqu’à ce que j’entende un petit son, c’est une
rivière, elle n’est pas tout à fait gelée, mais l’eau cogne ses rebords et
tinte avec le peu de glace qui gît. Aujourd’hui j’ai la chance d’être à l’air
libre. Il neige dans cette forêt d’une blancheur délicieuse. Ma seule
défense contre le froid est un manteau printanier bleu marine. Mais je n’ai pas
froid. Je respire lentement cette douce odeur glaciale. La vue de cette forêt
interminable me procure un état d’inquiétude, un frisson parcourt mon corps.
Soudainement je me retourne pour mieux saisir ces rires familiers. J’aperçois
une petite fille qui m’observe de derrière un arbre. Je m’approche doucement,
souris. Elle me répond et vient me prendre la main. Elle ne dit rien mais elle
tire pour que je la suive. Je la connais bien, cette petite Mimi. Je sens cette
chaleur dans le cœur, celle qui transperce comme un million de flèches le corps
des hommes. Oh, comme je suis heureux de la suivre. Nous arrivons au bord du
ruisseau. Elle s’agenouille, trempe ses mains frêles dans l’onde et garde au
creux de celles- ci cette eau qu’elle tient à ce que je boive, ce que je fais.
Elle se fait grande sur ses pointes de pieds, vient m’embrasser puis repart
dans les bois en trottinant, pour disparaître parmi les géants de la forêt. Je
suis assis là, et je la regarde s’éloigner. Je la laisse faire. La nuit est en
train de tomber. Elle sera bientôt en sécurité auprès de ceux que j’aime. Moi
je suis assis là, au bord de l’eau et j’ai froid. Je me couche sur cette mousse
humide et m’endors paisiblement entouré par l’odeur cristalline de cet
eldorado.
À mon réveil, une atmosphère sombre
domine, je suis seul mais le silence n’est pas complet. Suivant le léger vent
glacial qui tranche chaque élément de la forêt, les animaux de la nuit chantent
leurs complaintes nocturnes. Effrayé par ces sons antiques, je me lève
péniblement et marche, les bras croisés sur ma poitrine pour tenter de
conserver un peu de chaleur. Nous sommes le vingt-cinq décembre au petit matin,
et les présents de l’Aurore font briller la forêt. Je marche entres les arbres,
je cherche une issue. Je suis prisonnier de ces limbes et j’ai besoin d’une
clef. Je fais quelques pas encore dans cette nature endormie et tout à coup je
remarque deux chemins qui s’opposent à moi. Le premier semble paisible. On voit
qu’il n’est pas d’origine naturelle. L’homme l’a provoqué. Il l’a créé pour
pouvoir l’emprunter, encore et encore. Il a détourné la nature pour se faire
une route à suivre. Le second n’est en réalité qu’un petit sentier assez
discret. Je tourne ma tête vers l’un, puis vers l’autre, il faut bien que
je choisisse. J’opte enfin pour le plus caché. Marchant prudemment, et n’ayant
pas d’autre choix que de regarder au sol pour voir où je mets mes pieds, j’ai
la chance de remarquer sur le bas-côté, un chapeau melon tout noir.
Je m’approche et me baisse difficilement pour le prendre. Il est en assez bon
état quand on imagine de temps qu’il a pu passer ici. Je le frotte
légèrement de mes mains gelées et le pose sur ma tête dégarnie. Muni de ce beau
couvre-chef et bercé par les feuilles sauvages qui voltigent au gré du vent, je
poursuis ma route sur ce chemin tortueux. J’entends à nouveaux les voix
familières, je sens qu’elles viennent de loin. Ce sont les fantômes du
présent qui font qu’à jamais je resterai sur terre. Même si je sais
que je vais bientôt partir, je resterai piégé par dans les filets datant de la
belle époque. Ces chanteurs qui faisaient danser la foule jusqu’à l’aube,
emportant toute peine dans leurs rythmes endiablés. Ces artistes incompris
qui pleurent de ne pas vivre dans le bon temps, qui comme chacun se plaignent
de ne pas être nés à la bonne époque. J’aimerais rejoindre ceux que
j’aime. Alors j’essaie d’accélérer le pas en poursuivant ma route. Ma
respiration haletante commence à prendre le dessus dans le silence des bois et
je finis par me fatiguer. Mes yeux sont humides, à cause du froid, peut-être
mon anxiété me joue-t-elle des tours ? Je sais que c’est peine perdue.
J’ai déjà eu mon espoir. Il m’a montré comment garder la tête haute.
Perché sur mes longues jambes je vois
un terrain sans limite plein de différentes nuances lumineuses. La plus claire
vient de la rivière qui coule encore tout près de moi. Je l’observe, le regard
vide et pense à ceux qui m’aiment. Savent-ils que je suis en train de me perdre
dans cette forêt ? Je ferme les yeux un instant, je revois le sourire de la
petite Mimi et cela me fait chaud au cœur. Je me retourne vers le sentier, prêt
à poursuivre, et soudain devant moi, sur le sol, se trouve une vieille canne en
bois noir, avec un manche en cuir. Je la ramasse, et remarque sur le côté, des
initiales : « C.C ». D’abord un vieux chapeau melon, ensuite une canne.
Décidément cette forêt cache bien des mystères ! Mais cette canne m’est au
moins assez utile. Traverser une forêt en plein hiver à mon âge, c’est une
véritable aventure ! Et pouvoir prendre appui sur quelque chose de solide est
un cadeau. La forêt commence à s’éclairer, je vois non loin ce qui ressemble à
une issue. J’arrive au pied d’une colline, il n’y a plus d’arbre. On voit bien
clair. Je décide de faire l’ascension pour pouvoir admirer la vue. En montant
je peux apprécier le décor, cette vaste forêt ne m’a pas encore montré tous ces
secrets. Les mélancolies cachées sont parfois faites pour le rester. Arrivé en
haut je me sens libre. Et la liberté, j’ai tout donné pour qu’on me l’accorde.
Je suis enfin là. Le vent tiède me caresse gentiment le visage. D’ici je peux
voir la rivière serpenter tout au long du bois. C’est un paysage enchanteur,
qui me procure une sensation d’accomplissement final, la sensation d’avoir
terminé tout ce que j’avais commencé.
Tout à coup
j’entends un son strident. Une alarme continue qui me rappelle à l’ordre. Je
ferme les yeux comme pour arrêter le bruit. Quelques instants plus tard je les
rouvre en serrant ma canne des deux mains. Ce que je vois est indescriptible,
une vision associant inextricablement les images des dernières heures que j’ai
passées dans la forêt. Quand tout se démêle enfin, je suis dans une chambre
d’hôpital. Je n’y suis pas en tant que patient, ni en tant que visiteur, mais
je suis au-dessus de tout. Personne ne me voit mais je vois le monde. Et je me
vois moi, allongé sur un lit. Je suis pâle, immobile. Les machines à mes côtés
semblent éteintes. Le silence règne dans la pièce. Je n’entends même plus
battre mon cœur fragile... Une larme coule sur ma joue. Je viens de mourir,
après avoir combattu la maladie, j’ai choisi le mauvais chemin, ou le bon. Je
ne regrette rien. Je ferai en sorte que ma mort soit aussi juste que ma vie. Je
sais que je protègerai ceux que j’aime et que j’aiderai ceux qui en auront
besoin.
Nous sommes le vingt-cinq décembre
dans l’après-midi, il y a vingt-six ans qu’un phénomène est décédé. Charlie
Chaplin a quitté ce monde. Il a pris le chemin qui lui était favorable.
Aujourd’hui j’ai décidé de prendre le même que lui. Jamais je n’oublierai ceux
que j’ai laissés ici, un jour de Noël. Je n’ai plus qu’à attendre... Mais je ne
veux pas rester les bras croisés. Être mort ça a ses avantages, je peux voir ce
que je souhaite, qui je souhaite, à n’importe quel moment. Je veux voir ma
Mimi. Elle a le visage rouge, et sa respiration ne suit plus les rivières qui
coulent sous ses yeux. Elle lace ses chaussures pour partir dans cette saison
silencieuse. Elle court, elle ne sait pas où elle va mais elle voudrait crier.
Elle aimerait me trouver. Elle me cherche peut-être. Je suis parti, sans doute,
mais jamais je ne quitterai son cœur.
Le temps a passé,
le temps passera toujours, mais à jamais Noël restera souvenir de désespoir.
Jamais il ne reviendra, mais un jour on le rejoindra. Ce jour-là, sera le début
d’une nouvelle vie au paradis, près de lui, sans soucis.
Pour toi, Grand- Papa.
Ta Mimi,
pour toujours.
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